Print

Textes / Isadora Duncan

 

 

Isadora Duncan

Le mouvement est synonyme de vie

 

 

   Étudiez le mouvement de la terre, le mouvement des plantes, celui des animaux, le mouvement des vents et des vagues. Étudiez ensuite les mouvements d’un enfant. Vous constaterez que dans toute chose naturelle, le mouvement s’exprime harmonieusement. Ceci est vrai durant les pre­mières années de l’enfance. Très vite cependant, sous l’influence d’absurdes théories sur l’éducation qui imposent le mouvement de l’extérieur, l’enfant perd sa spontanéité et sa capacité à s’exprimer en mouvements.

   Je remarque qu’un enfant de trois ou quatre ans qui vient à mon école est réceptif au caractère exaltant de la belle musique, tandis qu’un enfant de huit ou neuf ans subit déjà l’influence d’une conception conventionnelle et mécanique de la vie, imposée par les pédagogues. Enfermé dans ces mouvements conventionnels et méca­niques, l’enfant de neuf ans en restera prisonnier et en souffrira toute sa vie jusqu’à ce que, l’âge avançant, il se retrouve paralysé dans son expression corporelle.

   Lorsqu’on m’interroge sur le programme pédagogique de mon école, je réponds : «Laissez-nous d’abord ensei­gner aux enfants à respirer, à vibrer, à ressentir, à ne faire qu’un avec l’harmonie générale et les mouvements de la nature. Laissez-nous d’abord produire un bel être humain, un enfant dansant. » Nietzsche a dit qu’il ne pouvait croire en un dieu ne sachant pas danser. Il a dit également : « Considérons le jour où nous n’avons pas dansé comme un jour perdu. » Par danse, il n’entendait pas l'exécution de pirouettes, il parlait de l’exaltation de la vie en mouvement.

   À l’instar de l’harmonie en musique, il existe, dans la nature, une harmonie des mouvements.

   L’homme n’a pas inventé l’harmonie de la musique. Celle-ci est l’un des principes fondamentaux de vie. De même, on ne peut pas inventer l’harmonie des mouve­ments : il est essentiel d’en tirer la conception de la nature elle-même, et de retrouver le rythme du mouve­ment humain dans le rythme de l’eau, dans le souffle des vents sur la terre, dans tous les mouvements de la terre, dans les mouvements des animaux, poissons, oiseaux, reptiles et même des hommes primitifs dont les corps se meuvent encore en harmonie avec la nature.

   Avec la naissance de la conscience, l’homme, devenu rationnel, perdit les mouvements naturels du corps. Aujourd’hui, à la lumière de l’intelligence acquise à travers des années de civilisation, il est essentiel pour lui de chercher en pleine conscience ce qu’il a inconsciem­ment perdu.

   Tous les mouvements de la terre suivent les lignes ondulatoires de la vague.

   Le son et la lumière voyagent également par ondes. L’eau, les vents, les arbres et les plantes se meuvent selon des mouvements ondulatoires. Le vol d’un oiseau et les mouvements de tous les animaux suivent des lignes ondoyantes. Ainsi donc, tout qui cherche l’origine phy­sique du mouvement du corps humain, peut la trouver dans le mouvement de la vague. C’est l’un des faits élé­mentaires de la nature, essentiel pour le devenir de l’enfant et du danseur.

   L’être humain est également une source. Dans un lan­gage différent de celui de la nature, la danse exprime la beauté du corps et le corps s’embellit en dansant. Toute la conscience artistique du genre humain s’est dévelop­pée à partir de la découverte de la beauté naturelle du corps humain. Les hommes ont essayé de la reproduire dans le sable ou sur un mur, et c’est ainsi que naquit la peinture. De notre compréhension des harmonies et des proportions des membres du corps, jaillit l’architecture. Du désir de glorifier le corps, surgit la sculpture.

   La beauté de la forme humaine n’est pas due au hasard. On ne peut la changer par les vêtements : les Chi­noises déformaient leurs pieds par de petites chaussures ; à l’époque de Louis XIV, les femmes déformaient leurs corps par des corsets. L’idéal du corps humain doit rester le même pour toujours. La Vénus de Milo se tient sur son piédestal au Louvre. Les femmes passent devant elle, abîmées et déformées par des habits aux modes ridicules, mais elle reste éternellement semblable à elle-même, car elle est la beauté, la vie, la vérité.

   C’est parce que la forme humaine n’est pas et ne peut être à la merci de la mode ou du goût d’une époque que la beauté de la femme est éternelle. Cette beauté sert de guide à l'humanité, la mène vers son idéal qui est de devenir divin.

   L’architecte, le sculpteur, le peintre, le musicien, le poète, tous savent combien l’idéalisation de la forme humaine et la conscience de son essence sont la racine de tout art créé par l’homme. Un artiste seul a perdu cette essence divine, un artiste qui, plus que tout autre, aurait dû être le premier à la désirer : le danseur.

   Pendant une longue période, en effet, la danse manqua du sens élémentaire d’un mouvement naturel. Elle essaya de défier la loi de la pesanteur - un refus de la nature. Ses mouvements manquaient de vie, de fluidité, d’on­doiement et ne parvenaient pas à engendrer naturelle­ment d'autres mouvements. La liberté et la spontanéité furent perdues dans un labyrinthe d’artifices compliqués. Et, pour rester en accord avec cette caractéristique anti­naturelle, le danseur devait s’habiller artificiellement.

   Alors, quand j’ouvris à nouveau la porte à la nature, révélant un autre genre de danse, certaines personnes la résumèrent en la qualifiant de danse naturelle. Pourtant, même avec sa liberté, sa symbiose avec le mouvement naturel, il y avait toujours une ligne directrice - même dans la nature, on peut trouver des lignes directrices strictes. Une danse naturelle ne devrait pas vouloir dire une danse où tout est laissé au hasard mais plutôt une danse qui refuse ce qui n’est pas naturel.

   La nature doit être la source de tout art. La danse doit utiliser les forces de la nature, harmonieusement et en rythme, mais sans les copier ; les mouvements du danseur, tout en s’inspirant de la nature, doivent être différents.

                                                                                 Isadora Duncan

(Vers 1909)