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Textes / Cécile Sorel          

 

Isadora Duncan
Les belles heures de ma vie.
Paris, Editions du Rocher, 1946

 

       Après avoir assisté à l'inoubliable apparition d'Isadora Duncan sur la scène du Trocadéro, je lui vouai un véritable culte. L'enthousiasme qu'elle soulevait tenait de la dévotion. Jamais la beauté n'eut de prêtresse plus fervente que cette bacchante géniale, inadaptée et inadaptable au monde moderne.

       Au plus haut moment de sa gloire, j'avais souvent le plaisir de la voir chez moi. Son esprit lumineux transmettait à son corps une grâce ailée. Tout sentiment devenait impulsion, toute pensée mouvement. Car le mouvement était sa poésie, son existence même. La beauté fixée des choses ne parlait pas à sa sensibilité.

       Il lui arrivait, après le dîner, de s'élancer vers un de mes convives et de dire, en tendant des fleurs cueillies aux vasques de porphyre :

       - Ce soir, vous êtes mon dieu. Je danserai pour vous.

       Alors Isadora dansait, demi-nue, belle comme un archange, les bras soulevés pour ouvrir sa poitrine à la symphonie terrestre qui montait vers elle.

       C'était comme un appel physique. Elle réincarnait en un instant le plus fragile Tanagra ou la plus imposante statue. Elle semblait sortie du groupe athénien des Panathénées, pour évoquer la Grèce antique, celle que devait me faire comprendre, quand j'allai plus tard à Athènes, le grand poète de la Grèce actuelle, Angelos Sikelianos.

       Trois jours avant la catastrophe qui lui arracha ses deux enfants (noyés dans un accident d'automobile au bord de la Seine), elle m'avait dit :

       - Je suis la plus heureuse des femmes. J'ai rencontré un être qui comprend mon art et veut le servir. Sa fortune nous permet d'avoir ce palais de Bellevue où tous les artistes pourront s'inspirer de la danse, vivre autour de moi, travailler sans souci avec mes élèves et dans mon école. J'ai deux enfants merveilleux, dont la chair est pétrie de soleil et de fleurs. Je les adore à l'égal des dieux qui présidèrent à leur naissance. Vous les verrez danser : des elfes !

       Pourquoi tout ce bonheur m'est-il dispensé ? Je n'ai pas cessé de lutter contre le destin hostile et voici que la vie s'ouvre à moi comme un paradis ! Parfois, j'en suis effrayée.

       Mais hélas ! la fatalité nous frappe en plein ravissement.

       En apprenant l'atroce nouvelle, j'accourus. J'avais devant moi une femme immobile, au regard sans fond, à la rigidité de statue.

       - Est-ce réel ? Est-ce un cauchemar, cet inhumain déchirement ? murmura-t-elle. Vais-je m'éveiller ? Cela va-t-il durer longtemps ?

       Comment l'arracher à cet affreux songe ? Elle n'avait pas encore pris conscience de ce qui était arrivé. Elle se dédoublait, assistait en spectatrice au malheur dont elle était la victime.

      Elle appelait du regard les fraîches petites vies qui étaient sa joie et son orgeuil. Elle parlait d'elles avec un calme tragique.

      Le jour de l'enterrement, une foule silencieuse avait envahi sa maison.

      Dans l'immense atelier, les grands rideaux bleus qui servaient de cadre à Isadora lorsqu'elle dansait, jetaient maintenant une lumière tendre, comme pour adoucir la vision de la mort. Une haute pyramide de roses recouvrait les corps chéris. Des musiciens de l'orchestre Colonne jouaient en sourdine les plus belles musiques classiques qui avaient inspiré à Isadora ses cadences divines. Tout semblait s'harmoniser pour créer un chemin de fleurs chantantes entre la vie rieuse et ce monde inconnu qui emporte les âmes.

       Dans sa chambre, la mère douloureuse attendait, fixée dans sa douleur pour l'éternité. Les lèvres ne remuaient pas, la chaleur s'était retirée de son beau visage, elle appartenait à cet au-delà où s'en étaient allés ses enfants.

       Elle passa devant nous comme une ombre, pénétra dans la loggia qui dominait le catafalque. Alors, elle sembla brusquemant frappée par la vérité. Ses genoux fléchirent, elle chancela, s'effondra dans les plis d'un voile gris.

       Lentement, comme si le moindre geste un peu violent eût risqué de la faire retomber, elle se releva. La marche funèbre sur son rythme alterné d'amour et de mort la portait vers ses chers petits.

       Jamais cérémonie ne fut plus émouvante. Tout Paris accompagnait ces deux jeunes fleurs fauchées. Isadora suivait seule à la tête du cortège interminable, comme une pleureuse antique. La foule se signait en suivant les plis de sa robe. J'aurais voulu baiser ses pieds nus dans leurs sandales.

       Plus tard, fidèle à ce paganisme mystique dont elle avait tiré les plus belles attitudes, Isadora se fit conduire en pleine mer. Quand elle fut au large, elle tendit vers le ciel les deux urnes qui contenaient les cendres de ses enfants bien-aimés. Puis elle les lança au milieu des vagues. Par ce geste grandiose, elle avait voulu mêler au éléments cette pussière humaine, la transmuter en chaleur, en nuage, en parfums, pour qu'elle redevînt vie dans les mille vies de l'univers...

       Isadora Duncan, tu as passé à travers le temps pour nous apporter intact le souffle impérissable de la plus haute civilisation. Tu as divinisé nos geste humains. Par toi le marble de la perfection grecque s'est incarné parmi nous. Chacun de tes mouvements nous donnait mieux conscience de notre noblesse ; et par cette prière que récitait ton corps dans ses offrandes et ses chants de vie, la matière devenait esprit et tu nous amenais près des dieux.

       Tu resteras à nos yeux et aux yeux du souvenir une des figures les plus admirables de la danse, au delà même de cet art que tu rendis plus grand.

 

 

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