Le mouvement des vagues, des vents ou de la terre possède toujours la même harmonie.
Sur la plage, nous ne nous interrogeons pas sur ce qu’était le mouvement de l’océan dans le passé ni sur ce qu’il sera dans le futur. Nous réalisons que le mouvement particulier à sa nature est éternel. Le mouvement des animaux sauvages et des oiseaux reste toujours en accord avec leur nature, avec les nécessités et les exigences de cette nature, et en correspondance avec la nature terrestre. C’est seulement lorsqu’on impose aux animaux sauvages des restrictions artificielles qu’ils perdent la faculté de se mouvoir harmonieusement et adoptent un mouvement contrarié par ces restrictions.
Il en fut de même de l’homme civilisé. Les mouvements du sauvage, qui vivait en liberté et en contact constant avec la nature, étaient naturels, beaux et illimités. Seuls les mouvements d’un corps nu peuvent être parfaitement naturels. L’homme le plus civilisé devra revenir à la nudité, non pas à l’inconsciente nudité du sauvage mais à la nudité consciente de l’homme accompli dont le corps sera l’expression harmonieuse de son être spirituel.
Alors les mouvements de cet Homme seront naturels et beaux comme ceux des animaux sauvages.
Le mouvement de l’univers, condensé dans un individu, devient ce qu’on appelle la volonté. Prenons par exemple le mouvement de la terre ; produit par la concentration de forces environnantes, il donne à la terre sa particularité, sa propension à se mouvoir. Ainsi les créatures vivant à sa surface reçoivent-elles à leur tour ces forces condensées, transmises par leurs ancêtres comme elles le furent à ceux-ci par la terre. C’est ainsi que se produit le mouvement des individus qu’on appelle la volonté.
La danse serait alors tout simplement la gravitation de cette volonté du singulier qui n’est en définitive ni plus ni moins qu’une traduction humaine de la gravitation de l’univers.
Travailler en désaccord avec la forme et le mouvement de la nature, s’efforcer - vainement - de lutter contre la loi de la pesanteur ou contre la prédisposition naturelle de l’individu, comme le fait l’école de ballet d’aujourd’hui, produit des mouvements stériles, incapables d’engendrer d’autres mouvements, et qui au contraire meurent aussitôt qu’ils ont été accomplis.
L'école du ballet moderne, où chaque pas représente une fin en soi - aucun mouvement, aucune pose, aucun rythme ne s’y exécute en fonction d’une action précédente ou à venir -, est une expression de la dégénérescence, de la mort vivante. Notre école de ballet moderne a pour but de créer l’illusion que la loi de la pesanteur n’existe pas pour les danseurs ; aussi leurs mouvements restent-ils tous stériles, car antinaturels.
Je pense, moi, que les mouvements fondamentaux de la nouvelle école de danse devraient contenir en eux les principes à partir desquels évolueront tous les autres mouvements, chacun donnant à tour de rôle naissance à un autre dans une séquence sans fin vers une plus haute et plus grande expression des pensées et des idées.
A ceux qui malgré tout, pour des raisons historiques ou chorégraphiques ou pour n’importe quelle autre raison, se plaisent à ces mouvements déformés, je réponds : « Vous ne voyez pas plus loin que la tunique ou le maillot. Regardez : sous la tunique, sous le maillot dansent des muscles déformés ; regardez plus loin encore : sous les muscles, il y a des os déformés ; c’est un squelette déformé qui est en train de danser devant vous. Cette déformation sous un vêtement non adapté, causée par un mouvement incorrect, est le résultat de l’entraînement qu’exige le ballet. »
Le ballet se condamne lui-même en favorisant la déformation du beau corps féminin ! Aucune raison historique ni chorégraphique ne peut justifier cela.
S’il est vrai que la mission de l’art est d’exprimer les idéaux les plus beaux et les plus élevés de l’homme, quel idéal le ballet exprime-t-il ?
La danse était autrefois le plus noble de tous les arts, et elle le redeviendra. Elle va resurgir des profondeurs où elle est tombée. Le danseur du futur va atteindre un tel sommet qu’il pourra stimuler tous les autres arts.
Exprimer ce qui est le plus moral, le plus sain et le plus beau en art, voilà la mission du danseur, c’est à elle que je voue ma vie.
Ce bouquet de fleurs devant moi contient le rêve d’une danse ; on pourrait l’intituler : « La lumière tombant sur des fleurs blanches ». Cette danse serait une traduction subtile de la lumière et de la blancheur. Si pure, si forte, que les gens diraient : « C’est une âme qu’on voit bouger, une âme qui a atteint la lumière et trouvé la blancheur. » Nous sommes heureux qu’il faille que cela bouge ainsi. A travers son médium humain, nous éprouvons un agréable sentiment de mouvement, de lumière et de choses heureuses. Transmis par le danseur, le mouvement de toute la nature nous parcourt également. Nous ressentons le mouvement de la lumière mêlé à la pensée de la blancheur. Cette danse est une prière ; chaque mouvement se déploie en longues ondulations vers le ciel jusqu’à devenir une partie du rythme éternel des sphères.
Découvrir ces mouvements fondamentaux pour le corps humain, à partir desquels se développeront les mouvements de la danse future en séquences toujours variées, naturelles, infinies, voilà le devoir du nouveau danseur d’aujourd’hui.
Pour illustrer ceci, observons, dans cette sculpture, la pose du dieu Hermès. Il est représenté comme s’il flottait au vent. Si l’artiste avait voulu imposer à son pied une position verticale, il aurait pu le faire, puisque le dieu ne touche pas la terre ; mais sachant qu’un mouvement n’est vrai que s’il suggère une séquence de mouvements, le sculpteur créa son Hermès avec une partie du pied posée sur le vent, ce qui confère au mouvement un caractère éternel.
De la même façon, je pourrais prendre en exemple chaque pose et chaque geste des milliers de figures représentées sur les vases grecs et les bas-reliefs qui nous sont restés : il n’y en a pas une seule dont le mouvement ne présuppose un autre mouvement. Et ceci parce que les Grecs savaient mieux que quiconque étudier les lois de la nature au sein de laquelle n’existe ni arrêt ni fin, au sein de laquelle tout est expression de l’infinie et constante évolution.
De tels mouvements devront toujours dépendre et correspondre à la forme mouvante. Les mouvements d’un scarabée correspondent à sa forme. Il en va de même pour ceux du cheval. Les mouvements du corps humain doivent eux aussi correspondre à sa forme ; ainsi, les danses de deux personnes différentes ne devraient pas être identiques.
Certains ont pensé que la forme et le dessin n’avaient aucune importance dès lors qu’on dansait en rythme, mais c’est une erreur car l’ensemble doit parfaitement se correspondre. Les Grecs avaient très bien saisi cela. Il existe une statuette qui représente un Cupidon dansant. C’est une danse d’enfant. Les mouvements des petites mains et des petits pieds dodus sont parfaitement adaptés à leur forme. La plante du pied reste à plat sur le sol, position qui peut être laide chez un adulte mais tout à fait naturelle chez un enfant cherchant à garder son équilibre. L’une des jambes est à moitié levée ; si elle était complètement tendue, le mouvement deviendrait irritant, car il manquerait de naturel. Il existe aussi une statue de satyre dont la danse est complètement différente de celle de ce Cupidon. Ses mouvements, qui sont ceux d’un homme mûr et musclé, sont en parfaite harmonie avec la structure de son corps.
Que ce soit en peinture, en architecture, en littérature, en danse ou dans la tragédie, les Grecs, dans chacun de leurs arts, ont toujours fait évoluer leurs mouvements à partir de celui de la nature, comme on peut aisément le constater en observant la façon avec laquelle ils ont représenté leurs dieux : dans une pose exprimant la concentration et l’évolution des forces naturelles dont ces dieux ne sont que la personnification. Voilà pourquoi l’art des Grecs n’est pas un art national ou spécifique mais l’art de toute l’humanité de tous les temps.
Voilà pourquoi, en dansant nue sur la terre, je retrouve naturellement des positions grecques, qui ne sont rien d’autre que des positions terrestres.
Le nu est ce qu’il y a de plus noble dans l’art. Cette vérité est reconnue par tous et vérifiée par les peintres, les sculpteurs et les poètes. Seul, le danseur l’a oubliée, lui qui, de tous, est pourtant celui qui devrait le mieux s’en souvenir, puisque l’instrument de son art est le corps humain lui-même.
La première idée de la beauté chez l’homme lui vient de la forme et de la symétrie du corps humain. La nouvelle école de danse devrait partir d’un mouvement en harmonie avec cette symétrie qu’elle développerait sous sa forme la plus haute.
J’entends travailler pour cette danse du futur. J’ignore si je possède les qualités nécessaires à cette entreprise : il se peut que je manque de génie, de talent, de personnalité. Mais je sais que je possède une Volonté ; et la volonté et l’énergie s’avèrent parfois plus importantes que le génie, le talent ou la personnalité...
Mon intention, en ce moment, est de fonder une école et de construire un théâtre où une centaine de petites filles seront entraînées à mon art, qu’à leur tour, elles amélioreront. Dans cette école, je n’enseignerai pas aux enfants à imiter mes mouvements, mais à créer les leurs. Je ne les forcerai pas à étudier certains mouvements définis, je les aiderai à développer ceux qui leur sont naturels. Quiconque observe les mouvements spontanés d’un petit enfant qui n’a encore reçu aucune éducation, ne peut nier la beauté de ses mouvements. Ils sont beaux car ils lui sont naturels. Les mouvements du corps humain peuvent être beaux à chaque étape du développement pour autant qu’ils correspondent à cette étape et au degré de maturité atteint par le corps. Il y aura toujours des mouvements qui exprimeront parfaitement cette individualité-là. Il ne faut donc pas forcer l’élève à faire des mouvements qui appartiennent à une école et qui ne lui sont pas naturels. Un enfant intelligent s’étonnera de voir que dans son école de ballet, on lui enseigne des mouvements contraires à tous ceux qu’il accomplirait spontanément.
Ceci peut sembler une question de peu d’importance, une question de simple opinion divergente sur le ballet et sur la nouvelle danse. C’est pourtant un point essentiel. Il ne s’agit pas seulement de s’interroger sur l’art véritable mais aussi sur la féminité, sur son développement vers la beauté et la santé, sur un retour vers la force originelle et vers les mouvements naturels du corps de la femme. C’est une question qui touche à la possibilité d’obtenir des mères parfaites et de faire naître des enfants beaux et sains. L’école de danse de l’avenir devra développer et montrer la forme idéale de la femme. Elle sera, comme ce le fut, un musée de la beauté vivante de l’époque.
En regardant les danseurs d’un pays, des voyageurs étrangers devraient retrouver en ceux-ci l’idéal de beauté plastique propre à ce pays. Pourtant, si des étrangers arrivaient aujourd’hui dans un pays quelconque et y voyaient les danseurs de son école de ballet, ils se forgeraient une étrange opinion de l’idéal de beauté de ce pays.
À l’instar de tout autre art à n’importe quelle époque, l’art de la danse devrait refléter un sommet atteint par l’esprit humain durant une période spécifique.Y a-t-il aujourd’hui, une seule personne qui pense que l’école de ballet exprime cela ?
Pourquoi les positions du ballet contrastent-elles si fortement avec celles des sculptures antiques que nous préservons dans nos musées et qui nous sont constamment présentées comme de parfaits modèles de la beauté idéale ? Nos musées ont-ils été fondés uniquement par intérêt historique ou archéologique ? Ne l’ont-ils pas été également pour l’amour de la beauté des objets qu’ils contiennent ?
L’idéal de beauté du corps humain ne peut changer selon la mode, mais uniquement en suivant l’évolution de l’humanité. Souvenez-vous de l’histoire de cette belle sculpture de jeune fille romaine découverte à l’époque du pape Innocent VIII, dont la beauté fit à ce point sensation - les hommes se pressaient pour la voir et faisaient des pèlerinages vers elle comme vers un lieu saint - que le Pape, troublé par l’émotion ainsi provoquée, décida finalement de la faire disparaître à nouveau : il la fit brûler.
Je voudrais ici prévenir une méprise qu’on pourrait facilement commettre. En m’écoutant, vous pourriez conclure que mon intention est de retourner aux danses des anciens Grecs, que la danse de l’avenir signifie pour moi le retour des danses antiques ou même de celles des tribus primitives. Non, la danse de l’avenir sera un mouvement nouveau, une conséquence de l’évolution de l’être humain. Revenir aux danses des Grecs serait aussi impossible qu’inutile. Nous ne sommes pas des Grecs et c’est pourquoi nous ne pouvons pas danser leurs danses.
Mais la danse de l’avenir deviendra à nouveau un art hautement religieux comme aux temps des Grecs. Car un art qui n’est pas religieux n’est pas un art, c’est une marchandise quelconque.
La danseuse de l’avenir sera quelqu’un dont le corps et l’âme auront grandi si harmonieusement de concert que le langage naturel de cette âme sera devenu le mouvement du corps. La danseuse n’appartiendra pas à une nation mais à l’humanité entière. Elle dansera, non comme une nymphe, une fée ou une coquette mais comme une femme dans la plénitude de son être. Elle dansera la vie changeante de la nature, montrant la transformation de chacun de ses éléments. De tout son corps émanera une intelligence radieuse, apportant au monde le message des pensées et des aspirations de milliers de femmes. Elle dansera la liberté de la femme.
Isadora Duncan
Conférence donnée à Leipzig en 1903 et publiée la même année sous le titre Der Tanz der Zukunft. Eine Vorlesung.