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Articles / Isadora Duncan
 
 
 
Isadora Duncan
La danse des Grecs
 
 
 
   Le seul moyen de faire renaître la danse, c’est de lui restituer sa place originelle et pour connaître sa vraie place, nous devons nous référer à son histoire.

    Les plus anciennes danses relevant de l’art, nous les trouvons en Asie et en Egypte. Bien qu’ayant influencé la danse grecque, elles n’appartenaient pas à notre civilisation. C’est vers la Grèce qu’il faut nous tourner car toute notre danse y prend sa source. Quelle était donc cette danse grecque ?
    Avant Eschyle et pendant des siècles, c’est par la danse que le peuple exprimait collectivement ses émotions, qu’elles fussent joyeuses, tristes ou belliqueuses. À partir de cette danse du peuple, s’est développé le Chœur, ce Chœur qui marqua l’origine réelle de la tragédie.
    Par la suite, on ajouta au Chœur un premier acteur. Cet acteur racontait l’argument du drame tout en exprimant la sensation que le drame provoquait en lui. Quant au Chœur, il poursuivait sa danse et son chant, à l’écart du drame.
    Eschyle, pour qui le Chœur restait l’âme de la tragédie, ajouta encore un ou deux acteurs qui racontaient une histoire d’importance secondaire et des détails. Là encore, le Chœur demeurait en dehors des actions humaines, n’intervenant qu’au plus fort de la tension émotionnelle, insufflant alors une exaltation lyrique, éternelle et divine. Au plus profond de l’âme de la tragédie, le Chœur personnifiait la sagesse, la raison, la joie ou la douleur éternelles.
    Sophocle, en augmentant le nombre des acteurs, diminua le rôle joué par le Chœur.
    À son tour, Euripide ajouta des personnages et diminua encore l’importance du Chœur. Néanmoins, dans les Bacchantes, au moment culminant de la tragédie, c’est encore le Chœur qui, avec le dieu Dionysos, personnifiait l’expression bachique. En fait, les personnages n’incarnaient pas l’ivresse elle-même mais des êtres soumis à cette ivresse, animés d’une émotion dont ils ne pouvaient atteindre l’essence.
    Après Euripide, la décadence s’amorça rapidement. Le Chœur cessa d’être considéré comme un élément important (1). Le pire fut atteint à l’époque romaine quand il fut remplacé par de simples mimes. On y entreprendra même de mimer Œdipe ! La tragédie était morte.
    Plus tard, beaucoup plus tard, on essaya péniblement de la ranimer. Efforts admirables de sincérité et d’esprit de la part de ceux qui l’entreprirent... Mais certaines erreurs fondamentales firent prendre à ceux-ci une mauvaise direction et leurs réalisations demeurèrent inachevées. La plus grave de ces erreurs fut de ne pas comprendre cette vérité élémentaire : sans le Chœur, la tragédie est incomplète.
    Monteverdi et d’autres artistes de son époque avaient espéré recréer l’ancienne tragédie. Monteverdi n’avait pas eu l’intention de composer des opéras. « Opéra » est d’ailleurs un mot dénué de signification. Mais en projetant de faire renaître la tragédie, il commit l’erreur de confier aux acteurs la mission d’exprimer l’âme de la musique, rôle que les Grecs réservaient au Chœur. Cette erreur s’affermit avec les successeurs de Monteverdi. Ainsi, dès l’aube de la Renaissance, on s’était éloigné de la vraie forme de la tragédie.
    La réaction vint finalement avec Gluck. On peut dire que Gluck retrouva le Chœur et le fit chanter. Mais ce compositeur vivait à une époque superficielle pleine d’affectation et l’opposition qu’il rencontra entrava son génie. Dans la tragédie, Gluck oublia et le drame et l’acteur.
    Richard Wagner, lui, retrouva le drame mais il se méprit sur le rôle du Chœur qu’il reporta sur les personnages. Avec lui, nous vivons le drame à travers les aléas des personnages : nous nous intéressons aux faiblesses ou à la grandeur d’âme d’Œdipe ainsi qu’à ce qui lui arrive. Le drame se développe à partir des relations entre les personnages et sous le poids de la fatalité. Mais Wagner pensait élever ceux-ci au-delà du drame et leur donner le rôle du Chœur. C’est ainsi qu’au deuxième acte de Tristan et Yseult, Brangane, avec son chant trop lent pour être celui d’un protagoniste, représente en réalité le Chœur. De même, dans leur duo d’amour, Tristan et Yseult deviennent leur propre Chœur car, lorsque deux personnages parlent ensemble ou prononcent ne fût-ce qu’un mot, ils cessent d’être des interprètes du drame pour devenir des personnages abstraits, pour devenir le Chœur.
    Ceci nous amène aux temps modernes et nous pouvons comprendre à présent ce que nous avons perdu et ce que nous devons retrouver.
    Comment pouvons-nous aujourd’hui redonner à la danse sa place originelle ? En l’identifiant à nouveau au Chœur. Il est nécessaire de restituer le Chœur tragique à la danse et la danse aux autres arts. Le Chœur est la vraie place de la danse, elle s’y trouve associée à la tragédie et aux autres arts. Tout le reste n’est que décadence.
    A l’époque de Sophocle, la danse, la poésie, la musique, la dramaturgie et l’architecture formaient une unité harmonieuse, un art unique, une seule et même chose qui pouvait se manifester de plusieurs façons. Entre l’art tragique et l’architecture, l’association était intime, presque fusionnelle. Tout ce qui participait du spectacle semblait relever du même ordre, celui de l’image idéale ou divine de l’homme.
    De même que le plexus solaire se situe au centre de l’être humain, les personnages et le Chœur se situaient au centre d’un ensemble harmonieux. Tout convergeait vers eux ; tout rayonnait à partir d’eux.
    Bien souvent, à Athènes, à l’heure où la ville s’éveillait, j’ai dansé dans le Théâtre de Dionysos. Je me plaçais au centre de l’orchestre et, de mes bras, je suivais la ligne de l’horizon formée par le haut des gradins. Là, j’ai senti combien tout s’y ordonnait selon une même harmonie. Aujourd’hui, cette harmonie est détruite.
    Les arts qui entouraient la tragédie se sont séparés. L’architecture a suivi sa propre voie : les bâtisseurs de théâtres modernes ont conçu des plans personnels, obéissant à une idée commerciale, et ils ont construit des bâtiments incommodes tant pour le public que pour les acteurs.
    La danse a cru pouvoir vivre par elle-même, séparément, et nous sommes arrivés à cette chose anormale : le ballet. Dans le théâtre comme dans le music-hall, le ballet est dépourvu de vraie signification, il n’a aucun rapport avec l’art. Quand bien même le monde entier danserait, le ballet resterait une chose artificielle pour la simple raison que la danse y aspire à être tout, à prendre la place et de la poésie et du drame.
    Le fait qu’elle doive recourir à la pantomime montre que la danse ne peut exister par elle-même. Les mimes font semblant de parler par gestes, ils tentent d’imiter le langage. L’art est plus naturel ; il n’imite pas, il ne cherche pas d’équivalents, il ne fait pas semblant de parler, il possède son propre langage.
    La musique grecque antique est perdue et le texte poétique des Chœurs n’est donc plus qu’une simple indication dont l'harmonie est absente. Aujourd’hui, nous ne disposons pas de musique créée pour la danse. On estime celle-ci indigne de belle musique et on l'en a donc privée. Seules les œuvres des grands génies de la musique sont dotées de rythme. C’est pourquoi j’ai dansé sur celles de Bach et de Gluck, de Beethoven et de Chopin, de Schubert et de Wagner, qui sont pratiquement les seuls à avoir compris et exprimé le rythme du corps humain.
    Wagner est celui qui se rapproche le plus du musicien qui compose pour la danse. Mais chez lui, la musique absorbe tout. Danser sur une telle musique constitue sans doute une offense à l’art mais je l’ai fait par nécessité parce que, en réveillant le rythme, cette musique a réveillé la danse. Et j’ai dansé sur cette musique, portée par elle comme une feuille au vent.
    Après de nombreuses années d’études, je suis arrivée à cette conclusion : le rythme naturel du corps humain et le rythme de la musique contemporaine sont en complet désaccord. Le geste le plus simple ne parvient pas à trouver dans ces partitions une seule ligne mélodique susceptible d’être suivie alors qu’on danse facilement sur le rythme des mots d’un Chœur grec. Il suffit de les entendre pour voir se déployer les mouvements d’une frise ou d’un bas-relief antique. La musique des Grecs devait certainement s’accorder avec le rythme des mots. Si seulement on pouvait la retrouver !
    Aujourd’hui, le théâtre est divisé en deux, le théâtre de la musique et le théâtre des mots, qui s’ignorent et se méprisent mutuellement. Tout est à refaire. Ce serait un beau rêve, pour les spectateurs comme pour les acteurs, de pouvoir retrouver le théâtre grec. Faire revivre l’idéal antique ! Je ne veux pas dire le copier, l’imiter - les sujets des drames peuvent être modernes -, mais respirer sa vie, le recréer en soi par sa propre inspiration, partir de sa beauté pour s’élancer vers le futur. Retrouver l’idée antique et, par un miracle d’amour et de dévotion, unir à nouveau les arts et les artistes !
    Unir les arts autour du Chœur et rendre à la danse sa place en tant que Chœur, voilà l’idéal. Lorsque j’ai dansé, j’ai toujours essayé d’être le Chœur : j’ai été le Chœur des jeunes filles saluant le retour de la flotte, j’ai été le Chœur de la danse pyrrhique ou bachique ; pas une seule fois, je n’ai dansé seule. La danse, à nouveau unie à la poésie et à la musique, doit redevenir le Chœur tragique. C’est sa seule vraie finalité. C’est sa seule façon de redevenir un art.
    Puissent les artistes s’unir et accomplir ce miracle d’amour !
    

                                                                                     Isadora Duncan


Duncan, Isadora: La danse des Grecs, Musica-Noël, décembre 1912.

 
 

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