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Textes / Sol Hurok
Sol Hurok
Isadora Duncan
(from: Impresario)
Hurok on Isadora Duncan
Elle était grande – cinq pieds six pouses, - elle était svelte, elle avait des cheveux roux, et un petit nez retroussé qui eût pu faire d’elle une beauté irlandaise piquante, mais qui prenait une sorte de pureté classique dès qu’elle dansait. Dix ou quinze ans plus tard, elle était devenue une appétissante Aphrodite ; plus tard encore, lorsque je fis sa connaissance, c’était Héra, la reine des déesses, offrant les courbes pleines de la maturité, mais le visage assombri déjà par les ombres de crépuscule.
Hurok
Isadora Duncan
Toute sa vie, Isadora avait mené la guerre ouverte contre le puritanisme qui obscurcissait à ses yeux le libre esprit de l’Amérique. Elle s’était rebellée contre le mariage, elle avait délibérément eu trois enfants en dehors de liens du mariage, et elle avait revendiqué fièrement, à la face du monde, ses droits à la maternité : «Je suis une créature libre, et c’est mon droit, comme c’est le droit de toutes les femmes !» Elle s’était comportée en compagne aimante et loyale envers les hommes qui l’aimaient, elle les avait respectés et honorés, quoi qu’ils fissent à son égard. A la fin de sa vie, des éditeurs lui avaient proposé des milliers de dollars pour pouvoir publier les lettres d’amour dont elle avait rempli une malle, mais sans un sou et mourant de faim, elle avait fièrement refusé de trahir ceux qui l’avaient aimée.
Si étrange que cela puisse paraître, Isadora était douée du sens moral le plus profond. Elle se sentait investie d’une mission : c’était son devoir le plus sacré, pensait-elle, de guérir l’Amerique de la maladie puritaine. Elle prêchait la beauté et la santé du corps et de l’esprit humain, et elle adjurait son pays demettre en pièces son voile de pruderie.
Hurok
-1947?
S’était-elle tuée ? Oui, je crois fermement qu’Isadora s’est donné la mort. Peut-être pas de propos délibéré : mourir en entortillant une écharpe dans la roue d’une automobile est une forme de suicide assez difficile à exécuter. Mais je suis convaincu qu’elle désirait la mort, qu’elle l’appelait de tous ses voeux et que, si elle ne l’avait pas trouvée dans ce singulier accident, elle l’aurait trouvée dans un autre.
Je savais qu’elle aimait la vie comme aucun être humain ne l’a aimée, peut-être, et que pour ceux qui la connaissaient, elle était l’incarnation même de la vie, riche, pleine, généreuse et débordante de tous les sucs. Je savais qu’elle s’était donnée sans réserve à l’art et à l’amour, et que les petits soucis qui nous assaillent, la lutte mesquine pour le pain et la vanité, ne l’avaient jamais effleurée.
Je la revois, dans sa chambre vide, les rideaux bien tirés pour écarter la lumière de ce soleil qu’elle aimait tant. Je pense au deuil de ses enfants et au deuil de son grand amour. Je pense aussi au deuil de cet amour qu’elle éprouvait pour sa patrie qui, au lieu de la couvrir d’honneurs, ne sut que lui offrir la calomnie et les éclaboussures du scandale. Ce fut une grande révolutionnaire. D’un seul coup, elle a su libérer les femmes de leur corsets et de leurs préjugés. Elle a libéré les enfants, elle a fait pénétrer la lumière et l’air frais dans maintes et maintes existences, elle a délivré les esprits autant que les corps. Et cette magnifique créature était abandonnée, seule dans une chambre, cherchant l’oubli dans la boisson (ou dans d’autres drogues, peut-être), s’éloignant de plus en plus de la vie qu’elle avait tant et tant aimée, et qui l’avait traitée si cruellement.
Méconnue dans son propre pays, elle était adorée, en Russie soviétique. Une énorme couronne de fleurs rouges l’accompagnait à son dernier voyage avec cette inscription : « Le coeur de la Russie tout entière pleure Isadora ! » Eût-elle vécu en Russie, qu’elle aurait connu une vieillesse entourée d’honneurs et de bien-être. Je n’en doute pas un seul instant. Son esprit et son art ne cessaient de grandir ; les derniers temps de sa carrière russe, elle s’était mise à chanter en dansant. Qui sait ce qu’elle aurait pu faire encore ?
Ce qu’elle souhaitait le plus ardemment, c’était d’être reconnue par son pays.