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Pontcharra, Natacha de
Isadora Duncan.
Paris, Marval, 1998.

 

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Si j'étais écrivain, si j'avais de mon existence fait une ving­taine de romans, je serais plus près de la vérité.

ISADORA DUNCAN, Ma vie

Isadora Duncan est arrivée à la sculpture, à l'émotion, sans effort dirait-on. Elle emprunte à la Nature, cette force que l'on n'appelle pas le talent, mais qui est le génie. Miss Duncan a proprement unifié la vie en la danse. Elle est naturelle sur la scène où on l'est si rarement. Elle rend la danse sensible à la ligne et elle est simple comme l'antique qui est le synonyme de la Beauté. Souplesse, émotion, ces grandes qualités qui sont l'âme même de la danse, c'est l'art entier et le souvenir.

AUGUSTE rodin, Sur Isadora Duncan

Un jour, dans un petit restaurant du Golfe Juan, elle ramassa un gigolo de belle allure qui tenait un garage et qui conduisait une Bugatti de course... Elle monta à côté de lui, jeta son écharpe à lourdes franges autour de son cou, dans un grand geste, puis se retournant, elle dit .• Adieu, mes amis, je vais à la Gloire.

john Dos passos, Big Money

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LA DANSE-VIE DE L'ÉCRITURE

L'écriture s'est arrimée à l'élan du corps, a la transe de l'être, danse-vie d'Isadora. Elle ne la quittera pas. On entre dans la spirale, sans commencement ni fin du poème, désir d'Isadora, arrachée à la mort. Le destin est annoncé, le nœud coulant où le souffle pris au piège s'étrangle. Mais le texte brû­lant s'installe contre la fatalité. La vérité des mots, le rythme, créent en soi l'oscillation et la contami­nation sans échappatoire, qui font que l'on tourne dans le cercle comme le derviche, happé par l'ap­pel. Ce n'est pas l'histoire romanesque de la grande Isadora qui est racontée mais c'est son énergie, son humanité, sa grâce restituée dans la flamboyance du souffle du texte. La tension, haute, la vitesse, celle du sang dans les veines, derrière les mots qui s'alignent, inscrivent le parcours de la comète.

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Tout est pris, rien n'est omis, des enfants, des amours, des villes, des pays, ramassés dans l'émo­tion que l'auteur communique dans le déverse­ment d'une parole si juste, de notre siècle, qui est toujours celle des divas, femmes folles d'amour et que la création rassure, un temps. Il s'est accordé à l'intuition prémonitoire d'une femme appelant de tous ses vœux la liberté, la justice, la délivrance des conventions petites-bourgeoises. La liberté de l'écriture Natacha de Pontcharra l'habite, dans sa rigueur et son invention. Pour elle, il n'y a pas de clivage entre le langage du quotidien et le langage châtié. Elle s'est toujours jouée des catégories, emparée des images pour les distordre, créer des assemblages neufs, « tendez vos images à l'air du temps ! Un rideau bleu me fera ciel ». Elle se saisit de chaque moment d'humeur, bonheur ou tragé­die, s'en charge et le lance sur la scène comme fait la danseuse avec la musique. La danseuse qui, rem­plie des vibrations, inspirée, n'illustre rien, mais renvoie une totalité, où fusionnent dans un état de grâce, et la musique et sa vie. On a alors le geste, la posture, le saut de l'ange. L'écrivain a trouvé son chemin dans le chemin d'Isadora, et le derviche tourne et nous tournons en nous-mêmes, avec lui.

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Nul besoin de chercher ailleurs une illustration plus réelle des événements car la réalité a été là mesurée, à la propre exigence de l'écrivain. Rassemblés les faisceaux, aspirés les vertiges, son­dés les trous, les déchirures. C'est l'éclat, lumière et fil de rasoir, la forme contemporaine de la langue qui impose la présence, l'éternité d'Isadora.

L'auteur écrit Isadora comme la Callas chante la Norma avec sa voix, son expérience du monde, sa compassion. D'un destin particulier elle tire la métaphore de la quête d'un absolu exigé ici et maintenant.

« C'est partir qu'il nous faut ! toujours !... »

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-   Dorita, Dorita,

Qui sera l'enfant conçu dans la porte qui claque ?

Qui sera l'enfant des ruines ?

Nourrie de quoi, l'enfant, la couronne au ventre

des mères ?

Nourrie de ma rage et de ma peine, et de tant de

force à survivre. D'huîtres et de Champagne, du

pétillement des larmes.

Oh ! Mon enfant que fait-on de la rage de perdre

et d'être à la fois si vivante ? Mon enfant, de quoi

t'ai-je tressée ?

-   Pas de peur ma mère. Dans ton ventre, je fais le
pacte, je dis : Oui.

Je viendrai. Je grandirai sur les ruines, dans la porte qui

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Je grandirai dans le sillon du père qui part.

Pas de peur ma mère, je dis : Oui.

Je serai le dernier enfant de l'histoire, le dernier-né

de l'amour, l'alliance au désamour, le plus nu des

enfants, le plus vêtu, l'enfant tissé de soie, le cri-

bleur du monde.

-   Dorita, Dorita, Dorita,

Comment de tant de vie tu te fais ? Alors que tout se brise.

-   Pas de peur ma mère, rien ne meurt. Je dis : Oui.
Pas ton visage dans la terre, dans les pas qui s'éloi­
gnent.

Je viens.

Je te relève à la vie seule, à la compagnie de soi, à

la compagnie du monde.

Fais-moi au Champagne, fais-moi à la fête.

Prépare tes enfants à la caravane.

Dépouille-les de l'ennui et des règles.

Nourris ton clan ma mère, de jeux, de poésie, de

musique et de rire.

Oublie les chaussures à leurs pieds, le chemin des

écoles.

Bénis et baigne tes enfants du grand vent qui te passe.

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Ouvre-nous les murs sur le ciel et laisse la porte

qui claque.

Et je jure :

Je tiendrai vos mains dans mes mains.

J'aurai des bras à vos tailles.

J'irai au devant braver les dangers, user de ruses

pour   manger,   vous   coucher,   vous   rire,   vous

étendre dans des chambres sales, dans des abris,

des palais et des temples.

Nous vivrons partout, enchanteurs enchantés, ins-

tallés dans le cahot du voyage, nus, nos trésors à

l'intérieur.

Je viendrais tracer nos vies.

- Comment tant de vie ?

Tant de vie j'ai dit : Oui ! La vie à mort ! Toute la vie sur moi !

Petite Isadora se monte un chignon comme on

noue son diadème, un phare au plus haut de sa

tête.

Tourne les accès du monde dans les mèches.

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Le chemin simple et tordu des étoiles se fixe de

deux épingles de fer.

Je ferai grande, je serai grande.

Elle est passée dans les maisons voisines, réclamer la garde d'enfants pour l'après-midi, contre de l'ar­gent sonnant.

Posés en cercle sage, les petits à ses pieds, les bas-âges, bébés de couches assis dans leurs langes, sur le parquet rouge de bois brut, regardent leur déesse de 6 ans danser la vie.

Petits, petits, tendez vos doigts et vos visages

tendres à Isadora, à l'air du temps.

Petits,   petits,   buvez   la   lumière   sur vos joues

pleines de lait.

Le parterre d'enchantés apprend les papillons.

J'entends le dos de mon père et la porte qui claque. Je regarde le sillon clair de son départ. Cette poussière blanche, buée de sable qui se détache des pas qui s'éloignent. On me parle du diable, de sa découpe en tôle

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noire, de ses bords tranchants, de la blessure d'une lame froide qui vrille l'horreur de l'abandon dans la chair.

Mais je regarde cette poussière blanche et la dou­ceur de ce qui part.

Mon père un jour revient, dans le hasard des vies et des rues. Mon père passe. Mon bel homme a son chapeau, et si grand, L'inconscience désarmante des hommes à revenir pour rien. À sourire les pieds dans le désastre. À piétiner sans voir, encore un peu. Derrière moi on se cache, et mes frères, et ma sœur, et ma mère, plongent dans les placards, hur­lent au diable qu'il sorte. Au diable qu'il sorte ! Et devant moi je vois ma poussière dorée, mon abandonneur qui me tend la main. Et je prends. J'irai marcher contre le grand homme, descendre la rue. Et c'est comme dormir et voler, la tête pen­chée sur la veste du vent, frotter ma petite flamme à la démarche du grand diable. Manger des glaces et des gâteaux, à la conso­lation !

Se faire gaver de la main même de l'affameur, à la consolation ! Dévorer tout le sucre du démon.

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Et encore et encore, baigner dans le miel doré de ses yeux, se faire l'alliance du bourreau. Et adieu au bel homme, fin de jour, séparer les routes, et les rues, séparer les flammes. Passer la porte de la maison.

Rentrer le ventre plein, ivre et poudrée de la dou­ceur du père. Rentrer, dans la maison torturée, voir les mines de tous écrasées au passage d'un homme aux semelles de clous. Il faudra sur le seuil enfouir, rouler le fil de miel au fond de sa poche et ne chérir qu'au fond de soi, le sucre délicieux.

Relever ses manches sur ses bras d'enfant. Rattraper les frères et la sœur et la mère du des­sous des lits, de leurs cris. Choisir son clan. Relever les siens.

Signer à la force nue de ses bras d'enfant son appartenance à leur douleur, son appartenance à la liberté des abandonnés.

Porter haut sa mère comme une reine, la faire tourner sur sa tête, danser sa mère et ses frères et sa sœur.

Rendre son feu au clan. Et danser contre tous les pères.

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Pour moi non ! pas d'école, pas de prison, je supplie. Pas de mains serrées sur ma tête qui m'assignent à marcher dans les règles mortes. Pas d'étouffement. Pas de corset, pas le bâton sur le triste tableau. Pas non plus la danse des vieux maîtres, pas les pointes, pas la triste torture, pas la beauté maigre : Je suis l'enfant des lucioles. Je veux baigner mon esprit aux sources des sources. Choisir mes livres dans les dédales, dévorer à mon désir de tout. Notre maison nomade est enchantée. De littérature et de notes. Venez passer la tête entre les planches et voir l'envahissement des étoiles chez nous. Venez toucher nos pieds nus au bas de nos che­mises en coton, et nos nuits sans sommeil, notre désordre foisonnant. Constellés les enfants-fées ! pas calmer les enfants de leur fête ! Laissez-les camper des histoires au milieu du salon, se draper des tapis et des nappes, monter le théâtre. Sans cesse les nourrir de leur appétit. Les nourrir de la faim de tout.

Vous verrez   qu'on   aimait rire.   Et   que   pleurer n'avait pas plus de gravité.

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J'aimais gagner, tenter. Que l'on m'envoie au-devant des travers, des besoins, avec ma ruse et mon intelligence.

Enfiler mes dons, appeler la sympathie, passer ces armes dans les fentes des portes, ramener aux miens de quoi subsister dans le monde. Sonnant, sonnant, les pièces ou le vide dans mes poches, c'est toujours un son de grelot.

Certains jours il faisait si froid de partir dans la neige, de frapper aux portes, de n'être pas vue. Tant d'ennui dans les rues, dans les répétitions. D'être mal embauchée, mal menée, de céder sans jamais rompre. Marcher, perdre, recommencer, parce qu'on veut vivre de ce que l'on est avec ce que l'on est. Mais ça tremblait tout de même d'une sorte de bonheur de ne pas avoir encore atteint les désirs.

C'est si brillant le froid de la neige que c'est à n'y rien comprendre avec les lumières.

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